Les Complexités des Identités Métisses avec Nicole Ocran et Emma Slade Edmondson de Mixed Up
La population métisse est actuellement le groupe démographique à la croissance la plus rapide, non seulement au Royaume-Uni et aux États-Unis, mais peut-être même dans le monde entier. Ce changement se manifeste dans nos interactions quotidiennes, reflétant la riche diversité des identités qui façonnent nos sociétés. Pourtant, malgré son importance, les discussions sur le sujet sont souvent négligées, un point que Nicole Ocran et Emma Slade Edmondson s'engagent à transformer.
Nicole, d'origine philippine et ghanéenne, est née à Washington, D.C., mais vit à Londres depuis 13 ans en tant que créatrice de contenu et journaliste. Emma, quant à elle, est d'origine jamaïcaine et britannique (avec des racines germano-suisses et cornouaillaises) et a bâti sa carrière dans le domaine du changement social et de la durabilité.
Ensemble, elles ont lancé leur podcast acclamé par la critique, Mixed Up, en 2020 qui est rapidement devenue une écoute incontournable pour ceux qui cherchent à mieux comprendre le métissage, la diversité et l'identité personnelle. Plus tôt cette année, elles ont publié leur premier livre, The Half of It, qui explore en profondeur ce que signifie vraiment être métisse. À travers des chapitres consacrés à la culture, à l'identité, aux relations interraciales, à l'adoption et au contexte historique des personnes métisses, elles favorisent une meilleure appréciation des identités variées.
Dans cette interview, nous plongeons dans leurs parcours, leurs idées comme l'importance de donner une voix aux expériences métisses afin d'enrichir la compréhension des identités dans un monde de plus en plus diversifié.
- Pouvez-vous nous parler un peu de vous et de ce qui vous a inspirées à créer votre plateforme, qui comprend désormais un podcast primé et un livre ?
Emma : Nicole et moi nous sommes rencontrées en 2018 lorsque je l’ai contactée au sujet d’un projet axé sur la mode durable. Mon objectif était d’encourager les gens à privilégier les options de seconde main plutôt que la fast fashion.
Nous nous sommes retrouvées un après-midi dans un bar à Brixton, dans le sud de Londres, pour discuter de ce projet, et notre conversation a naturellement dérivé vers nos expériences de métissage. À la fin de la soirée, nous avions déjà eu l'idée d’un podcast. Le mois suivant, nous avons enregistré un teaser, et peu de temps après, nous avons toutes deux acheté des micros pour commencer l’aventure.
La vie a ensuite pris le dessus, et nous avons fait une courte pause. Lorsque la pandémie de COVID-19 a éclaté, nous avons décidé de nous lancer sérieusement dans le podcast. Ce qui nous a vraiment motivées à créer cette plateforme, c’était le manque de dialogue “mainstream” (grand public) sur les expériences métisses. Bien qu'il existe quelques travaux académiques sur le sujet, nous avons estimé qu'un large débat public était grandement nécessaire. L'urgence d’établir cet espace s’est intensifiée après le meurtre de George Floyd, soulignant la nécessité pour les personnes métisses d'avoir une plateforme pour discuter de ces questions vitales.
Notre podcast a rapidement gagné en popularité, car de nombreuses personnes se sont reconnues dans notre message. Lorsqu’on invitait des célébrités et des personnalités connues, elles partageaient souvent qu’elles n’avaient jamais eu l’occasion de discuter de leurs expériences de métissage auparavant. Un invité a même déclaré : "J’attendais que quelqu’un me pose des questions à ce sujet." soulignant ainsi qu’au cours de sa carrière, personne ne l’avait jamais interrogé sur son identité métisse.
Nicole : Pour ajouter à cela, nous avons aussi toujours ressenti que nous avions un livre en nous. Cela faisait longtemps que nous souhaitions écrire quelque chose, et c’est pendant la première saison de notre podcast que notre éditeur nous a approchées pour discuter de la possibilité de publier un livre. Cela nous a semblé être une occasion parfaite pour approfondir les discussions que nous avions et partager encore plus sur nos expériences.
- Vous avez toutes les deux évoqué l’impact de la question récurrente "Qui es-tu ?". Comment cette question a-t-elle influencé vos parcours personnels dans la compréhension et l'acceptation de vos identités métisses ?
Nicole : L'un de nos premiers épisodes de podcast s'intitule "What Are You ?" J'ai mentionné dans cet épisode que cela pourrait très bien être le titre de mes mémoires, ou même ce qui serait inscrit sur ma pierre tombale. En réfléchissant aux nombreuses fois où l'on m'a posé cette question, je réalise qu'elle m'a toujours fait me sentir à part. J'ai souvent eu l'impression que quelqu'un cherchait à me piéger d'une certaine manière. Au lieu de m'apporter un sentiment de paix intérieure ou de réconfort, cette question m'a longtemps laissée avec un sentiment d'inconfort et d'appréhension, comme si je devais anticiper la réaction de l'autre à ma réponse.
Dans bien des cas, cette question a agi comme un catalyseur dans mon parcours vers l'acceptation de mon identité métisse. Elle a éveillé en moi le désir de me réapproprier ma vision de moi-même et de ma personnalité.
Nous avons constaté dès le début de notre podcast que ce sont souvent les autres qui imposent leurs perceptions de nos identités et de nos expériences. Nous n'avons jamais eu l'impression d'être autorisées à nous exprimer honnêtement d'une manière qui nous semblait sécurisée, comme si les gens essayaient de déformer nos identités pour les adapter à leurs propres récits.
Alors, oui, l'impact de cette question a été particulièrement significatif pour moi au fil des années.
- Comment pensez-vous que la représentation des personnes métisses dans les médias a évolué au fil des ans ? Existe-t-il des émissions, des films ou des personnages qui, selon vous, ont bien représenté les identités métisses ?
Emma : Il y a une perception commune selon laquelle, à un certain moment, nous étions omniprésents, surtout dans la publicité. Il est vrai qu'il y a eu des périodes où les personnes métisses étaient plus visibles, mais ces représentations semblaient souvent superficielles. Par exemple, au Royaume-Uni, lorsqu'on évoque les personnes métisses, on pense généralement à quelqu'un d'origine noire et blanche, souvent à la peau claire et aux cheveux bouclés. Bien que ces représentations apparaissent dans des scénarios familiaux dans les publicités, elles offrent une vision très réductrice de l'expérience métisse.
Actuellement, nous commençons à voir de vraies expériences de personnes métisses intégrées dans les narrations, ce qui constitue un changement significatif. Toutefois, c’est à ce moment-là que la représentation peut prêter à confusion pour certains.
Nicole : En grandissant aux États-Unis, je ne dirais pas que le pays a particulièrement brillé dans la représentation des identités mixtes. Bien qu'il existe des comédies comme Mixed-ish*, qui sont spécifiquement conçues pour cette représentation, je n'ai pas eu l'occasion de la visionner en entier, donc je ne peux pas me prononcer sur sa qualité.
Une difficulté que j’ai rencontrée est que, dans les médias, la majorité des personnes métisses représentées, notamment à la télévision et au cinéma, sont généralement d’origine noire et blanche. Bien que nous voyions davantage de personnages métis d’origine asiatique et blanche, je ne voudrais pas réduire cela à une simple tendance. Cela ne correspond pas à mon histoire personnelle, et j'aimerais voir plus de représentations de personnes métisses noires et asiatiques, en particulier au sein de ménages mixtes, mais je ne les ai pas encore trouvées.
Au Royaume-Uni, j’ai remarqué que les représentations de familles interraciales semblent plus courantes qu'aux États-Unis. Typiquement, quand nous voyons de telles représentations aux États-Unis, elles sont souvent entourées de conflits ou de problèmes, en particulier dans les relations entre personnes noires et blanches.
- Quelle est l'importance de discuter d'origines et d'identité dès le plus jeune âge, et comment les parents ou tuteurs peuvent-ils faciliter ces conversations ?
Emma : Il est crucial d'aborder ces discussions le plus tôt possible. Des études montrent que les enfants dès 24 mois commencent à raisonner sur le comportement des autres en fonction de l'origine ethnique et des caractéristiques physiques comme la couleur de la peau. Ils formulent des hypothèses sur les raisons pour lesquelles les gens agissent d'une certaine manière et utilisent les origines ethniques pour établir des attentes sur le comportement des autres.
De trois à cinq ans, les enfants commencent à utiliser ces “idéaux” pour choisir leurs camarades de jeu, déterminant qui inclure ou exclure. Cela met en évidence l'importance d'aborder ces sujets, tant pour sensibiliser vos enfants à la façon dont ils pourraient être traités que pour leur enseigner l'importance de l'inclusion. Il est essentiel qu'ils comprennent comment fonctionne le monde et le contexte dans lequel les autres prennent des décisions et portent des jugements, afin de les aider à éviter les préjugés.
Ces conversations sont particulièrement importantes pour les enfants métis. Nous avons souvent entendu des parents et leurs enfants métis exprimer que de nombreux parents mono-raciaux** ont du mal à saisir pleinement les expériences de leurs enfants. C'est compréhensible, car ces parents peuvent ne pas avoir vécu les mêmes réalités. Bien que les enfants métis puissent parfois s'identifier à des expériences mono-raciales, certains aspects de leur parcours leur échappent totalement.
Nicole : J'ajouterais qu'il est essentiel d'encourager les enfants à poser des questions dès le plus jeune âge. Bien que je n'aie pas encore d'enfants, je me base sur mes propres expériences d'enfance. J'ai souvent eu l'impression que des suppositions étaient faites à mon sujet, sans que j'aie les mots pour décrire ce que je ressentais face aux jugements, aux micro-agressions*** ou aux macro-agressions****.
On ne peut pas attendre des enfants qu'ils comprennent la différence entre micro-agressions et macro-agressions, mais il est crucial de leur enseigner à exprimer leur malaise. Ils doivent apprendre à articuler leurs expériences auprès de personnes de confiance, qu'il s'agisse de parents, de tuteurs, d'enseignants ou de grands-parents.
J'ai grandi dans une famille d'immigrants fière aux États-Unis, célébrant notre héritage, mais nous parlions rarement de ces sujets de manière explicite. Maintenant, en tant qu'adulte, j'ai des conversations fréquentes avec mes parents sur l'identité, car j'ai acquis le langage nécessaire pour explorer ces questions et je suis curieuse de connaître leurs opinions. Si j'avais eu ces discussions durant mon enfance ou mon adolescence, je me serais sentie plus confiante, surtout dans des environnements majoritairement blancs.
Dans de tels contextes, je trouvais souvent plus facile de fuir les sujets inconfortables plutôt que de vocaliser mes sentiments face à un racisme ouvert ou à un malaise. Je ne saurais trop insister sur l'importance de cultiver la curiosité concernant les expériences de vos enfants. Cette ouverture les incitera à partager ce qui se passe dans leur vie, y compris les questions de race et d'identité—des thèmes que nous avons tendance à garder pour nous. Lorsqu'une personne pose la bonne question, cela peut vraiment nous encourager à nous exprimer.
- Vous avez réalisé une tournée de promotion très réussie pour votre livre “The Half of It”. Quels thèmes ou messages ont le plus résonné auprès de votre public ?
Emma : Il est intéressant de constater que les discussions sur l’enfance et le développement ont particulièrement touché notre public. Les parents sont désireux d’équiper leurs enfants des connaissances qu’ils n’ont pas forcément. Ce chapitre du livre a donc suscité un grand intérêt. Beaucoup de gens cherchent à comprendre ce que signifie être mal identifié et ne pas s’intégrer facilement dans un groupe racial en fonction de son héritage. Ils souhaitent explorer le concept de légitimation raciale, que nous introduisons dans le contexte du développement de l’enfant. Cette expérience commence souvent tôt dans la vie et se manifeste à plusieurs reprises à l’âge adulte.
Nous avons également observé un vif intérêt pour notre chapitre sur les relations interraciales. Par ailleurs, la nourriture s’est révélée être un thème puissant, illustrant comment les individus peuvent se connecter de manière tangible à leur héritage et à leurs ancêtres à travers les traditions culinaires, créant ainsi un véritable sentiment d’appartenance.
Un moment particulièrement marquant pour moi a été lorsque une femme a partagé qu’elle achetait trois livres — un pour chaque membre de sa famille, chacun représentant une génération différente. Cela m’a profondément émue ; c'était incroyablement spécial.
Nicole : Ayant engagé des conversations à travers le podcast pendant près de quatre à cinq ans, j’avais parfois peur que les gens se lassent de ce sujet, surtout vu la façon dont les médias représentent souvent les personnes métisses de manière répétitive. Cependant, durant la tournée, il est devenu évident que le livre offre une rare opportunité pour beaucoup de se sentir vus et entendus. Ce sentiment de connexion semble transcender les générations.
Un exemple frappant est celui d’une femme que nous avons interviewée pour le podcast et qui figure également dans le livre : Rosemary Addison. J'ai découvert son travail il y a trois ou quatre ans, axé sur les personnes métisses irlandaises ayant survécu aux institutions mère-enfant en Irlande. L'entendre dire que c'était la première fois que quelqu'un écrivait sur ses expériences de manière aussi significative était extrêmement puissant.
Nous espérons sincèrement que ces thèmes toucheront les lecteurs, car voir leurs réactions et entendre leurs histoires tout au long de la tournée a été une expérience profondément mémorable et significative.
Liens:
The Half of it - Le Livre
Mixed Up - Le Podcast
*Mixed-ish est une série télévisée américaine créée par Kenya Barris, lancée en septembre 2019 avec environ 6,5 millions de téléspectateurs. Elle a été saluée pour sa représentation de la diversité et pour sa manière d'aborder des questions liées à l'identité raciale, à la fois humoristique et touchante.
**Le terme mono-raciaux désigne les individus ou les groupes qui appartiennent à une seule race ou ethnie. Cela signifie qu'ils partagent des caractéristiques physiques, culturelles et historiques qui les unissent au sein d'un même groupe racial. Par opposition, les personnes multi-raciaux ou métis ont des origines diverses, appartenant à plusieurs races ou ethnies
*** Une micro-agression désigne des remarques, comportements ou actions, souvent inconscients, qui véhiculent des stéréotypes ou des préjugés envers des individus appartenant à des groupes minoritaires ou marginalisés. Ces actes sont généralement subtils, parfois considérés comme anodins, mais ils peuvent causer du tort psychologique et émotionnel à ceux qui les subissent.
****Une macro-agression, en revanche, désigne des comportements, des attitudes ou des actions plus évidents et systématiques qui entraînent des discriminations ou des violences envers des groupes minoritaires. Contrairement aux micro-agressions, qui sont souvent inconscientes ou involontaires, les macro-agressions sont généralement délibérées et manifestes, et elles peuvent prendre la forme de politiques, de lois ou de discours haineux.