Trouver la place de l’invisible - avec Angela Stienne, historienne des musées et fondatrice du Lyme Museum.

Trouver la place de l’invisible - avec Angela Stienne, historienne des musées et fondatrice du Lyme Museum.

Angela Stienne est écrivaine, historienne des musées et chercheuse en éthique et en communication dans les musées. Sa spécialité est l'étude de la représentation des corps dans les musées et en particulier les restes humains dans les musées européens. Egyptologue de formation, Angela Stienne a travaillé ces 10 dernières années sur l'étude et la présentation des momies égyptiennes dans les musées, dont notamment l’éthique de la représentation. À ce sujet, Angela a écrit un livre “Mummified, the stories behind Egyptian mummies in museums” qui est un mélange d'expérience personnelle de son travail de récits historiques et de questionnements contemporains sur les restes humains. Elle a créé en parallèle une plateforme en ligne qui s’appelle ‘Mummy Stories où le public est invité à partager son opinion et des récits personnels sur leurs réactions face aux momies égyptiennes dans les musées. En parallèle de son travail sur la représentation des corps dans les musées, et inspirée par son histoire personnelle, elle a créé le musée digital du Lyme Museum, un espace virtuel pour amener à réfléchir sur les maladies invisibles. Aujourd’hui, elle est consultante pour des organisations qui souhaitent améliorer leur approche des employés ou visiteurs vivant avec ces maladies. Nous la rencontrons afin d’en savoir plus sur les meilleures pratiques pour être plus inclusifs pour les personnes vivant avec ces maladies invisibles.

Pouvez-vous nous expliquer votre projet du Lyme Museum ? De quoi s'agit-il et pourquoi vous l’avez créé ?

Après mon doctorat j’ai fait un post-doctorat au Science Museum à Londres dans le département de médecine qui était un département assez nouveau pour moi parce que j'ai toujours travaillé en archéologie ou en ethnographie auparavant. Mais il s'avère qu'ils avaient une collection assez importante de restes humains et donc j'ai travaillé pendant un an dans ce département sur des restes humains, notamment des momies égyptiennes, mais en étant dans un environnement complètement différent, où on réfléchissait à l'histoire de la médecine. Ils étaient en train de créer une galerie, qui est aujourd'hui la plus grande galerie de médecine exposée au monde. Et donc je me suis retrouvée à me promener dans ces galeries de médecine et à me questionner sur les histoires qui étaient représentées et aussi sur ce qui n'était pas représenté. Alors que ma relation avec le monde des musées a toujours été professionnelle, elle est devenue beaucoup plus personnelle à ce moment-là : vivant moi-même avec une maladie invisible*, je me suis demandée comment représenter ces maladies dans des musées. 

J’ai commencé à me poser la question ‘est-ce que ces maladies sont vraiment invisibles ou est-ce que c'est la société qui les rend invisibles ?’ 

Et parce que mon intérêt professionnel a toujours été pour les objets, la matérialité, la représentation, j'ai vraiment transféré ma façon de penser sur les musées vers un autre questionnement qui est l'expérience des maladies invisibles.

C'est ainsi que j’ai lancé le Lyme Museum, je voulais créer un musée où l’on puisse réfléchir à ce que sont les maladies invisibles, avoir des récits personnels, des retour d’expérience. Quand on y réfléchit, les musées ont toujours eu ce rôle assez fondamental de représenter certaines personnes et pas d'autres et de définir ce qui est important et ce qui ne l'est pas, et c’est ce constat qui a donné naissance au Lyme Museum.

Sur ce site internet, il y a des expositions virtuelles qui changent régulièrement ainsi qu’un centre de ressources qui renvoie à des articles qui balaient tous les sujets liés aux maladies invisibles.  J'ai moi-même écrit pour certaines publications notamment l’ICOM, qui est le Conseil international des musées, la plus grosse organisation de muséologie au monde, et  l'association américaine de Lyme, Global Lyme Alliance.

Récemment, avec la London School of Economics, nous avons collaboré pour communiquer avec des groupes d’enfants sur le confinement et les maladies et comment prendre soin de soi pendant le confinement. Le Lyme Museum faisait partie de ce projet, les enfants ont été invités à faire leur propre flat lay** d'objets qu'ils utilisaient pour s'occuper et garder une bonne santé mentale et physique pendant les confinements. 

“Ce que vous voyez n'est pas toujours ce que nous ressentons à l'intérieur. Le plus difficile pour moi est de faire comprendre aux gens qu'une expérience vécue est valable même si on ne peut pas la voir. En fin de compte, vous ne devriez pas avoir à attendre de voir des aiguilles pour croire que nous disons la vérité.”

En France, 80 % des handicaps déclarés sont invisibles, comment peut-on parler des maladies invisibles au travail ? 

Premièrement, je pense qu’il est primordial d’être ouvert d’esprit sur la compréhension de ce que sont les maladies invisibles. Je pense qu'il n'y a pas une ressource sur une maladie qui soit LA ressource. Il y a des sites que je connais qui sont très bien et qui sont souvent anglophones, mais c’est surtout le fait de faire le premier pas, en se questionnant à ce sujet, qui est important. 

Quand je travaille avec la communauté en ligne pour le Lyme Museum, on échange beaucoup et on trouve des groupes de soutien, de discussion et de partage avec des personnes malades et c’est comme ça qu’on s’entraide. Mais je remarque que tant que ça ne concerne pas les gens, ils ne vont pas se renseigner. Pourtant, la maladie peut arriver du jour au lendemain, et surtout peut toucher des personnes de notre entourage, sans qu’on s’y attende, donc c'est important de se renseigner, d’être au courant de ce que peut représenter une maladie invisible.

Il y a aussi un autre gros challenge à prendre en compte, c’est de se rendre compte qu’au sein d’une même maladie, il y a des disparités énormes dans la manière de le vivre. Les gens ne vont pas réagir de la même façon, et la maladie évolue, les symptômes sont très changeants selon les jours, les mois, les années. 

Donc, pour soutenir ses employés ou ses collaborateurs qui vivent avec des maladies invisibles, la meilleure et première ressource, c’est d’aller en ligne pour lire des témoignages. C’est aussi pour cette raison que j’ai créé le Lyme Museum. Quand je fais du consulting dans des organisations pour les aider à mieux accueillir des personnes vivant avec des handicaps invisibles, c'est vraiment l'expérience vécue qui guide nos principes. Cela fait partie de ma pratique, de mes démarches fondamentales, je suis avant tout chercheuse et la meilleure façon de creuser un sujet, c’est d’aller à la rencontre de ceux qui l’ont vécu. 

C’est une vraie démarche. Il faut aller chercher en ligne, il faut aller lire, faire un peu le tri, mais c'est un effort finalement peu comparable à ce que les personnes qui vivent la maladie doivent vivre tous les jours. My Diversability et Global Lyme Alliance sont deux sites qui permettent d'ouvrir les yeux sur les maladies invisibles.

Quels sont les points qui peuvent guider les employeurs, mais aussi aider les collaborateurs à être reconnus ?

Tout d’abord, il faut bien comprendre que je suis consciente à 100 % qu’il s’agit d’un sujet complexe et qu’à l’heure actuelle, il n’existe pas de solution miracle. Mais en France, il existe quand même des aides qui permettent de faire reconnaître les handicaps. Ensuite, du point de vue légal, cela permet de discuter avec son employeur avec un point de référence clair.  On peut par exemple demander la carte de mobilité réduite, qui est très utile, qui n’est pas forcément juste pour le travail mais qui peut être utile parce qu'elle permet d'avoir un siège dans les transports. Je l’aie depuis 4 ans et ça m'a absolument sauvée au quotidien. Et ensuite il y a la reconnaissance de qualité de travailleur handicapé. Cela permet souvent aux entreprises de remplir leurs quotas, c'est donc parfois une opportunité pour les malades, mais il reste à être sûr que les intentions des employeurs sont les bonnes. Mais c’est une démarche administrative assez lourde. Le dossier fait 19 pages, il faut aller chez le médecin, remplir beaucoup de documents et ensuite il y a 4 mois d'attente pour avoir le résultat.

Mais c’est très important de le faire, parce que la reconnaissance c'est quelque chose qui manque beaucoup aux gens qui ont des maladies ou des handicaps invisibles.

Ensuite, vis-à-vis de l’entreprise, il y a deux gros challenges à noter pour les collaborateurs, et ces challenges se sont renforcés durant la pandémie. Le premier c'est comment parler à son employeur de sa situation ? D'un point de vue légal, bien sûr, l'employeur doit être réceptif. Mais la réalité, c’est que toutes les personnes qui ont des maladies invisibles ont vécu, à un moment ou un autre, des expériences traumatisantes face à des interlocuteurs qui refusaient de croire en leur maladie. J’aimerais partager une expérience que j’ai vécue en juillet 2020. À cette période, j’ai eu un coup de téléphone des services sociaux parce que je n’étais pas capable d’aller à un rendez-vous en personne, à noter qu’à cette époque, l'épidémie était encore très forte et qu’à cause de ma maladie, je suis considérée comme à risque. La personne au téléphone m'a répondu que l'épidémie était déjà terminée (en juillet 2020 !), mais aussi que ‘je ne pouvais pas rester sur mon canapé à ne rien faire pour le reste de ma vie’. J'ai eu un doctorat à 26 ans, que j'ai écrit sur mon canapé, parce que je n’étais pas en état de me lever ! Mais cette idée que l'on passe nos journées sur notre canapé à ne rien faire, c'est vraiment ancré dans les pensées. 

Même si c’est difficile d’en parler, communiquez avec votre employeur sur ce sujet. Cela ouvrira des conversations. Car il y a beaucoup d'employeurs qui pensent encore qu’avoir des personnes handicapées dans leur entreprise est un frein.  Bien qu'il y ait des avantages financiers, des aides, il y a encore beaucoup d'entreprises qui choisissent de payer des amendes plutôt que d’embaucher ces personnes. 

Je trouve qu'on ne parle vraiment pas assez de tous les avantages et toutes les qualités que peuvent apporter les personnes qui ont des maladies ou des handicaps invisibles dans les entreprises. Ils possèdent ce sens de la communauté, une créativité incroyable, une capacité d'adaptation en toute situation, à résoudre des problèmes, et une grande forme de flexibilité. Avec l’épidémie, on a tous trouvé des solutions pour continuer de travailler. Mais pour les gens qui vivent avec des maladies invisibles, toutes ces méthodes de travail à distance, de conférences en ligne etc… Ils s’en servaient depuis déjà bien longtemps ! 

Comme vous avez une double expérience entre l’Angleterre et la France, est ce que vous pensez qu’on parle assez des maladies invisibles en France ? Est-ce qu'il y a encore beaucoup de combats à mener ? 

J’ai l'impression qu'en Angleterre il y a beaucoup plus de conversations. Mais j'ai fait mes études au sein d’un département de muséologie à la School of Museum Studies à l'University of Leicester qui est spécialisé dans la justice sociale, et c’est le premier département à parler du handicap dans les musées, de l'accessibilité, de la représentation, de l'homosexualité, donc ces institutions s’étaient déjà beaucoup penchées sur ce sujet. Ce qui m'a vraiment marqué, ce n’est pas tant la différence entre la France et l’Angleterre, mais plutôt les similitudes de traitement des personnes malades pendant l’épidémie

Ce que j'ai trouvé le plus violent et le plus difficile durant cette période, ce n’était pas seulement le risque sanitaire et l'isolement, mais les conversations que j'ai entendues sur les réseaux sociaux, dans la rue, dans les restaurants. J’ai entendu des gens dire publiquement que les personnes malades n’avaient qu’à rester chez elles pour que les non-malades puissent sortir. Le fait que la parole se délie comme ça, publiquement, ça montre qu’il y a vraiment une énorme incompréhension. 

C’est aussi pour cette raison qu’il faut que les entreprises s’emparent du sujet. Il faut discuter d'inclusion, de maladie chronique, de maladie invisible, car cela va permettre d’enlever cette méfiance, ces préjugés,  et de combattre cette peur de l'inconnu. 

En fait, ces conversations sont basées sur de fausses présomptions. Si tous les gens malades arrêtaient tous de participer à la société, nous sommes tellement nombreux qu'il ne resterait pas grand monde, et le monde ne tournerait pas rond. A ce sujet, il y a une étude réalisée en Angleterre et aux États-Unis sur le pouvoir d'achat des personnes handicapés et malades et sur l'argent perdu dans l'économie de ces pays, par manque d'accessibilité physique aux lieux de vente, qui démontre que les entreprises ont tout intérêt à essayer d’atteindre et d’inclure ces personnes dans leurs activités. Nous pouvons contribuer à tellement d'aspects de la société, il est grand temps que les entreprises viennent puiser dans ces ressources immenses de créativité et de talent.

 

*NDLR : Angela est atteinte de la maladie de Lyme.

**Flat lay: terme technique qui décrit une installation d’objets mis en scène à plat, en muséologie.