Comment favoriser la transmission de savoir-faire et le lien intergénérationnel entre employés dans l’entreprise - Entretien avec Jérôme Permingeat, directeur général de la marque bretonne Le Minor.
Jérôme Permingeat fait partie de ces personnes qui possèdent l’entrepreneuriat dans la peau. Après la fin de son master orienté sur la reprise d'entreprises en difficulté et la création d’entreprises, Jérôme intègre d’abord un cabinet de conseil qui fait de l’accompagnement d’état-major d’entreprises. Très vite, il se rend compte qu’il lui manque quelque chose de concret. En 2012, avec son meilleur ami Sylvain, ils lancent “Le Flageolet”, une marque de nœuds papillons colorés et modernes fabriqués en coton et Made in France. Rapidement, le succès fait qu’ils développent d’autres produits tels que chaussettes, ceintures, écharpes, puis en 2015, ils rencontrent l’entreprise bretonne Le Minor pour un projet de fabrication de bonnets. Cette rencontre va être déterminante puisque la responsable de l’entreprise, partant à la retraite, cherche un repreneur. Séduits par le savoir-faire et l’histoire de cette entreprise iconique de la Bretagne, les deux meilleurs amis rachètent donc l’entreprise en 2018. De gros challenges de taille les attendent : la moyenne d’âge des salariés de Le Minor est de 58 ans, 98% de son chiffre d’affaires revient au B2B et 90% du chiffre d’affaires vient de l’export. En plus de ce de ces challenges, Jérôme Permingeat fait le pari fou de garder tous les salariés de l’entreprise et même d’en faire revenir certain.e.s pour transmettre leur savoir-faire unique aux nouvelles générations. Nous l’avons rencontré pour qu’il nous parle de comment il a valorisé cette transmission des savoirs d’une génération d'employés à une autre chez Le Minor, et maintenu une technique et image de marque reconnues mondialement.
Vous reprenez Le Minor en 2018. Quels sont les challenges que vous rencontrez ?
Les challenges étaient sur tous les plans !
La première réorganisation, c’était une organisation industrielle, puisqu’il n’y avait absolument aucun processus industriel. Nous avons créé des lignes de production, planifié la fabrication et imposé des minimums de commandes à nos clients. De cela a découlé immédiatement un challenge au niveau des ressources humaines et du savoir-faire. Au rachat de l’entreprise, on a récupéré 100% des salariés à l’époque, c’était un de nos engagements. Mais la moyenne d’âge était de 58 ans et c’étaient des carrières longues, les gens allaient quitter l’entreprise. Il n’y avait aucun plan de transmission des compétences anticipé, et aucun(e) jeune dans l’entreprise.
Là, il fallait un vrai plan d’attaque. Recruter des jeunes générations qui se projettent dans une entreprise qui a un projet comme le nôtre, et qui acceptent d’être formées par des anciennes. La challenge a été aussi de faire revenir des anciennes salariées qui étaient à la retraite, pour former les nouvelles. Les personnes ont accepté de revenir parce qu’elles ont donné toute leur vie pour cette boîte, et elles étaient extrêmement sensibles au fait que cette boîte continue. L’objectif était de transmettre ces savoir-faire et ces compétences pour sécuriser des savoir-faire qui n’existent plus en France, parce qu’il n'y a plus d’école. Les écoles de tricotage ont fermé en 1999, donc il n’y a plus personne qui sort d’école de tricotage. On en recrée une avec d’autres entreprises, cette année en France.
Le troisième challenge a été commercial, puisqu’il fallait qu’on élimine le mauvais chiffre d'affaires. Nous avons fait un tri dans les clients, en expliquant qu'aujourd'hui, les minimums de commandes allaient passer de 10 à 100 pièces à la couleur, par exemple. Nous avons qu’un seul client qui est parti, tous les autres ont augmenté leur volume au souhait qu’on avait posé. On a eu immédiatement une augmentation des volumes, dans un respect des conditions industrielles qu’on avait fixées, donc beaucoup plus rentables, nous permettant d’anticiper et de massifier les achats.
Il y a eu un challenge informatique, puisqu’il a fallu refondre et recréer un ERP car celui qui était là datait de 1980. L’ERP est un outil de performance industrielle qui répond aux besoins de l’entreprise en mode SAS.
Et puis le challenge corollaire a été d'autonomiser les équipes, les responsabiliser, et d’organiser une gouvernance de l’entreprise, qui soit une gouvernance partagée et délégative, en organisant l’entreprise par départements. On a créé une direction Industrielle, une direction Financière, une direction Marketing, une direction Commerciale et une direction de la Production. Tout ça a pris un peu de temps, ensuite on a eu un challenge de communication et de redéveloppement de la marque, puisque c’était une marque qui n’avait plus aucune notoriété sur le territoire français.
Pourquoi mettez-vous un point d’honneur à transmettre les savoir-faire dans votre entreprise et quelles sont les actions que vous menez au quotidien ?
Un de nos enjeux est que nous travaillons avec de la maille, qui est une matière extrêmement compliquée à travailler. Notamment parce que c’est fait à partir de fibres naturelles, et que les fibres naturelles ne sont pas stables, et c’est quasiment vivant. En plus, nous faisons des produits qui sont rayés ou à motif, ce qui nécessite du coup des alignements parfaits, tout en gardant une cadence industrielle. Tout l'enjeu est de continuer à fabriquer des produits de très grande qualité, parce qu’on a une promesse: qu’un pull Le Minor se garde 40 ans.
La deuxième mission qu’on s’est fixée est de continuer à fabriquer des vêtements 100% français, du fil au produit fini, en verticalité totale. Pour cela, nous avons créé 50 emplois depuis que nous sommes là, ce qui permet d’œuvrer pour le bien commun, finalement, d’une certaine manière.
Tout l’enjeu est qu’il faut que les savoir-faire soient maintenus et transmis. En France, il n’y a plus d’école de tricotage depuis 1999, donc, il a fallu qu’on forme sur le tas. On a fait venir des gens qui étaient intéressés d’apprendre ce qu’est le tricotage ou de la programmation informatique, et nous avons formé en interne. Aujourd'hui, une couturière ou une personne qui maîtrise la coupe par exemple, c’est un an de formation, et trois ans pour être à un niveau de productivité minimum. Et il faut de l’accompagnement de toutes les autres personnes qui ont appris ça sur le tas.
Comment faites-vous pour que les salarié.e.s aiment leur travail et restent chez Le Minor? Qu’est-ce que vous avez mis en place pour la rétention des salariés ?
Aujourd'hui le travail manuel est grandement valorisé, donc on a plus de difficultés, à priori, à maintenir des gens au poste. Mais nous avons la chance d’avoir un turnover inférieur à 1% par an car les personnes sont attachées à l’histoire de cette entreprise. Nous travaillons aussi beaucoup, les salarié.e.s le voient très bien : on est là avant eux le matin, et on part 5 heures après eux le soir. Ils sentent aussi que nous avons toujours respecté nos engagements, c’est-à-dire qu’à chaque fois qu’on a dû acheter une machine, qu’on a dû changer le chauffage, qu’ils nous ont demandé des choses, ça a été fait pour leur bien-être.
Et en même temps les gens qui travaillent un produit noble sont fiers de la qualité de ces très beaux vêtements. Nous avons beaucoup de retours clients positifs et les médias s’intéressent à nous, et ça valorise nos salarié.e.s directement ou indirectement, et ça participe à ce maintien et à cette rétention des talents.
Il y a des choses que vous envisagez dans votre business plan qui anticipent cette perpétuation des savoirs ?
Déjà, dans le cadre du projet de financement, ce qui était important, c’est la mission qu’on s'est fixée, qui était de continuer à fabriquer des vêtements durables, désirables et éternels, en sauvegardant le savoir-faire traditionnel textile en France. Donc il y a une notion de sauvegarde des savoir-faire textiles, et il y a une notion de social et d'emploi hyper forte. Par exemple, dans le programme de financement qu’on est en train de monter, il n’est absolument pas question qu’on n’associe pas les salariés au capital de l’entreprise. Donc on veut réserver une part du capital aux salariés qui auront la possibilité de souscrire à des actions préférentielles évidemment, pour pouvoir être associés à ce projet. Ça, c’est une façon déjà de garder et de donner du sens aux gens qui travaillent dans une entreprise, parce qu’ils travaillent un peu pour eux, aussi. Le deuxième sujet c’est de continuer à former. L’ecole de tricotage en inter-entreprise que nous montons avec les derniers tricoteurs français sera à Roanne, en partenariat avec la Manufacture de Layettes et de Tricots, à partir de Septembre 2022. En parallèle, on a monté des programmes de formation en interne avec une dizaine de personnes qui participent à des formations de confection et l'assemblage, de couture, avec une obligation d’embauche de notre part à l’issue de ce programme-là. On va lancer la quatrième promotion en Mai. Les gens participent à des formations qui durent 8 mois et demi, et au bout de 8 mois, ils sont embauchés en CDI.
Finalement, qu'est-ce qui vous a vous-même attiré chez Le Minor ?
Le projet du Flageolet était un side-project avec l’envie de faire des vêtements, des accessoires pour hommes au départ, pour nous. Sylvain et moi étions naturellement attirés par des marques installées et qui ont une vraie histoire, un vrai patrimoine. Quand on est venus ici pour la première fois et qu’on a découvert les catalogues des années 1960, les vieilles machines, l’histoire de cette marque, les livres qui avaient été écrits sur cette marque, ça nous a marqués, et surtout, c'est une marque qui n’a jamais dérogé aux principes de qualité. On n’a jamais baissé le grade qualité, et ça c’est important. La deuxième chose, c’est que l’entreprise était dirigée par quelqu’un d’extrêmement honnête, et qui n’avait jamais délocalisé sa production. Ce sont ces valeurs d’honnêteté et de qualité qui nous parlaient beaucoup, avec cette notion un peu patrimoniale et historique, qui a fait qu’assez naturellement, on s’est dit “il faut qu’un jour, on réussisse à racheter une boîte comme ça”.
Aussi je voudrais ajouter que les valeurs de durabilité et de traçabilité des produits sont des valeurs qui parlent de plus en plus au consommateur, et ce sont des valeurs dans lesquelles on s’inscrit aussi. Ces valeurs d’honnêteté et de qualité, cette volonté de continuer une histoire, je pense que c’est ça qui se traduit dans la qualité du produit aussi, et du coup se voit dans l'engouement qu’on peut avoir pour la marque aujourd'hui.
Aujourd'hui, Le Minor c’est 62 salariés, avec une moyenne d’âge de 34 ans, 60% du chiffre d'affaires est à l'export et 40% des ventes en France. Le B2C représente aujourd’hui entre 18 et 20% du chiffre d’affaires. Jérôme et Sylvain ont créé depuis leur arrivée une direction commerciale B2B, industrielle, financière, marketing et chaîne logistique.