Adopter un modèle d'économie circulaire pour révolutionner la gestion des déchets : Une interview avec May Al-Karooni, fondatrice de Globechain
Depuis de nombreuses années, les écologistes tirent la sonnette d'alarme sur la mauvaise gestion des déchets. Ceux-ci représentent un problème mondial majeur, touchant divers secteurs, de l'eau à l'emballage. En effet, les déchets polluent non seulement nos décharges et nos océans - avec 13 millions de tonnes de plastique se déversant dans les océans du monde chaque année - mais ils libèrent également des produits chimiques nocifs dans les sols où poussent nos denrées alimentaires. Cette contamination se propage ensuite dans les produits de notre quotidien, entraînant ainsi des répercussions directes sur notre santé et bien sûr sur l'environnement. La gestion des déchets est une tâche ardue, les déchets brûlés dans les décharges libérant des substances toxiques dans l'air, telles que la dioxine extrêmement nocive, ce qui affecte significativement la qualité de l'air.
En 2021, Global Citizen a dévoilé que chaque année, les Américains jettent 12,8 millions de tonnes de textiles. Selon The World Counts, un tiers de la nourriture mondiale est également gaspillé annuellement, soit environ 1,3 milliard de tonnes. L'Agence de protection de l'environnement a également signalé une augmentation significative de la quantité de meubles et d'ameublement jetés dans les décharges, passant de 7,6 millions de tonnes en 2005 à 12 millions de tonnes en 2020.
Devant l'inefficacité des systèmes en place, l'entrepreneure May Al-Karooni a dirigé son attention vers le réemploi du mobilier de bureau.
Alors qu'elle travaillait dans le secteur de la banque d'investissement et de la gestion d'actifs, May a lancé Globechain en 2015 après avoir constaté que son employeur rencontrait des difficultés pour trouver une solution favorisant le recyclage et le réemploi de leur mobilier de bureau.
Avec Globechain, May a établi le plus vaste marché de réutilisation ESG*, connectant des entreprises des secteurs de la construction, du commerce de détail et de l'hôtellerie avec des organismes à but non lucratif, des start ups voire même des particuliers pour redistribuer du mobilier. La connection se fait sur le site de Globechain, où les entreprises listent les meubles par exemple dont elles n’ont plus besoin et où les associations, des personnes ou des petites entreprises peuvent demander à les récupérer. Le système est gratuit pour ceux qui souhaitent réutiliser un meuble donné.
La vraie force de Globechain réside dans la transparence des données. La plateforme offre des fonctionnalités permettant de suivre l'impact environnemental de chaque transaction. Cela inclut des mesures telles que la quantité de déchets évités, les émissions de carbone réduites ou les ressources préservées grâce à la réutilisation ou au don.
En offrant une visibilité sur les données environnementales et sociales, Globechain permet à ses utilisateurs de prendre des décisions plus informées et alignées sur les critères ESG dans leurs opérations commerciales, tout en démontrant leur engagement envers la durabilité.
Depuis son instauration, Globechain a sauvé 59 millions de kilos de déchets des décharges, distribuant des articles au Royaume-Uni ainsi qu’à l’étranger, notamment en Sierra Leone, en Guinée, au Kenya, en Libye et en Ukraine, permettant ainsi à des associations caritatives d'économiser plus de 400 millions de dollars.
Dans cette interview, May Al-Karooni, qui a été distinguée par Forbes en tant que l'une des 100 meilleures écologistes en 2020, nous en dit plus sur son parcours d’entrepreneur, la mission de Globechain, et les stratégies que les entreprises peuvent adopter pour favoriser une économie circulaire**.
1) Vous avez fondé Globechain après avoir observé comment la banque pour laquelle vous travailliez se débarrassait de meubles parfaitement utilisables lors d'un déménagement de bureau. Aviez-vous une expérience dans les domaines de la technologie ou du développement durable ? Quel a été le plus grand défi, ou le moment décisif, lorsque vous avez lancé l'entreprise ?
Au début de mon parcours entrepreneurial, je n’avais aucune expérience en technologie ou dans le développement durable. Mon idée initiale reposait sur une observation simple : il m'a semblé logique, d'un point de vue commercial, de donner une seconde vie au mobilier professionnel en le mettant à disposition de ceux dans le besoin. Parfois, le fait de ne pas être un expert d'un domaine permet d'avoir une perspective unique sur la manière dont les choses devraient fonctionner, ce qui, je pense, a été bénéfique pour Globechain.
Le design et la fonctionnalité de notre plateforme ont été inspirés par ma vision d'une solution efficace, transparente, simple et efficiente, répondant aux besoins des entreprises.
Mon plus grand défi a été de convaincre le monde de la tech que notre modèle économique était viable, surtout à une époque où les données ESG commençaient tout juste à émerger.
Lorsque j'ai constaté que notre initiative prenait de l'ampleur (après avoir autofinancé l'entreprise pendant quatre ans), j'ai pris la décision de quitter mon poste et de ne pas toucher de salaire pendant plusieurs années. C'était un risque considérable, mais je l'ai assumé car j'ai réalisé que beaucoup de travail restait à faire pour prouver que notre modèle fonctionnait.
2) Ce qui nous amène à 2024, vous êtes désormais le plus grand marché mondial de réutilisation ESG, avec plus de 10 000 membres dans le monde entier, répartis au Royaume-Uni, en Espagne et aux Émirats arabes unis. Comment pensez-vous que Globechain influence les pratiques durables dans les entreprises, et quels changements avez-vous observés depuis les premières années ?
Globechain a été pionnier et un acteur majeur dans le domaine de l'économie circulaire. Nous avons permis à de nombreuses entreprises d'effectuer un changement positif en brisant les barrières traditionnelles de l'approvisionnement. Dans le passé, des secteurs tels que la construction, l'immobilier et la vente au détail, soumis à des réglementations strictes en matière de conformité, de santé et de sécurité, ont rencontré des difficultés pour adopter des pratiques innovantes en faveur du développement durable. Cependant, j'ai constaté un changement significatif au cours des dernières années, notamment après la pandémie de COVID-19, un moment décisif où les entreprises ont dû changer leurs systèmes du jour au lendemain. De plus en plus de structures ont modifié leurs modèles commerciaux et intégré des initiatives en faveur d'une approche responsable et respectueuse de l'environnement.
Le gouvernement a également joué un rôle important en mettant en place des lois pour soutenir notre industrie, par exemple, en établissant des objectifs précis concernant l'empreinte carbone et la pollution, notamment celle attribuée aux plastiques.
J'ai remarqué une progression significative et une compréhension accrue du potentiel des données ESG et de leurs avantages pour les entreprises lorsqu'elles sont utilisées de manière appropriée. Cette évolution a facilité la promotion et une meilleure compréhension des services que nous offrons chez Globechain.
L'intégration d'une entreprise comme la nôtre est devenue une solution à faible risque en raison de l'évolution des attitudes en matière de durabilité et de la disponibilité des budgets pour investir dans ces types d'innovations.
3) Globechain aide les entreprises à échanger et à réutiliser des articles et des matériaux, gratuitement - quelle est votre mission exacte et vous sentez-vous proche de votre objectif aujourd'hui ?
Notre objectif principal est de réduire les déchets en détournant 100 millions de tonnes des décharges d'ici 2030. Bien que cela puisse sembler ambitieux, je suis convaincue que tout est réalisable avec la bonne approche. En poursuivant nos efforts de sensibilisation à la réduction des déchets et en encourageant les entreprises à adopter des modèles comme le nôtre, notamment ceux développés par des femmes, nous nous rapprochons de plus en plus de notre objectif.
4) La prise de conscience environnementale collective augmente, mais de nombreuses entreprises ne savent toujours pas par où commencer pour déployer une économie circulaire au sein de leurs institutions, ou trouvent les défis trop difficiles à surmonter. Quels conseils leur donneriez-vous ?
Si une entreprise éprouve des difficultés à déployer une économie circulaire dans son secteur, je conseillerais de commencer par revenir aux fondamentaux et d'examiner son modèle et ses valeurs fondamentales. Il est inutile de tenter de tout explorer en même temps. Par exemple, une compagnie pétrolière avec un faible indice ESG pourrait se concentrer sur les préoccupations énergétiques et environnementales. En revanche, l'indice ESG d'un cabinet de conseil en management serait basé sur des facteurs tels que la durabilité des bureaux et l'impact sur les clients.
Il est essentiel de ne pas se sentir dépassé par toutes les options disponibles, mais plutôt de se concentrer sur un ou deux domaines chaque année et de voir si un objectif réaliste peut être atteint, en se basant sur des critères tangibles. Il est aussi important de ne pas se sentir coupable si l'objectif final n'est pas atteint ; tant que vous agissez de manière responsable et que vous avancez dans le bon sens, cela reste une démarche honorable.
Acquérir des connaissances sur l'économie circulaire est crucial, tout comme comprendre où se situent les défis et développer une approche simple pour les surmonter. Je remarque souvent que les entreprises ont tendance à plonger directement dans des solutions complexes et à dépenser beaucoup d'argent en conseils, comme par exemple sur la manière de mieux recycler les plastiques, alors qu'il pourrait exister des solutions plus simples, comme la refonte des produits, qui pourraient être plus accessibles et plus faciles à mettre en pratique à court terme. À partir de là, vous pouvez envisager des solutions à plus long terme pour les défis complexes.
5) Globechain utilise l'apprentissage automatique, un sous-domaine de l’intelligence artificielle pour suivre et partager des informations sur les articles échangés. Voyez-vous le rôle de la technologie dans l'influence sur les ESG, la durabilité et particulièrement la gestion des déchets évoluer dans un avenir proche ? A-t-il beaucoup changé depuis son lancement ?
Nous pouvons certainement observer le rôle significatif que les technologies émergentes jouent dans les données ESG, la durabilité et la gestion des déchets. Par exemple, les usines de gestion des déchets et de recyclage utilisent actuellement une technologie innovante pour décomposer des matériaux durs et en créer de nouveaux. J'ai personnellement quelques réticentes à tout confier à l'IA, même si je pense que les avancées technologiques peuvent jouer un rôle critique pour rendre cette industrie plus efficace, transparente et finalement moins coûteuse à exploiter si elles sont utilisées correctement par les bonnes personnes.
L’utilisation de la technologie dans l’économie circulaire a beaucoup évolué depuis nos débuts en 2015. C’est désormais une industrie plus ouverte aux nouvelles idées, à la disponibilité de données en temps réel, à l’IA et à l’apprentissage automatique. Cependant, pour suivre le rythme du changement, je pense qu'il est essentiel que les entreprises impliquent au plus tôt leurs équipes et donnent de l’autonomie à leurs employés pour une plus grande efficacité et une plus grande rentabilité.
Nous devons également nous rappeler que même si la technologie disponible est sophistiquée et avancée, la plupart des systèmes logiciels fonctionnent toujours avec des programmes, qui parfois n’ont pas été mis à jour depuis les années 90 !
6) Enfin, un mot pour finir pour la jeune génération d'entrepreneurs souhaitant suivre vos traces et allier technologie et protection de l'environnement ?
Poursuivez ce qui vous passionne vraiment et rappelez-vous que diriger une entreprise nécessite un engagement à long terme ! En fin de compte, l'entrepreneuriat est loin d'être glamour, et créer une grande entreprise technologique ne se fait pas du jour au lendemain ; cela prend généralement plusieurs années de travail acharné.
Développez votre offre de manière éthique et consciente, et apprenez toujours du marché. Gardez les choses simples et ne cherchez pas à réinventer la roue. Parfois, les solutions les plus simples deviennent les plus réussies et sont rapidement adoptées par le marché. Il existe de nombreuses façons de faire une différence, alors vous pouvez envisager d'innover dans un domaine où vous pouvez influencer les choses. C'est ainsi que vous pouvez créer un impact durable.
*ESG
ESG est un acronyme qui fait référence aux critères environnementaux, sociaux et de gouvernance utilisés par les investisseurs et les entreprises pour évaluer les performances et l'impact d'une entreprise sur ces différents aspects. Les critères environnementaux se concentrent sur les pratiques de durabilité environnementale de l'entreprise, telles que ses politiques de réduction des émissions de carbone ou de gestion des déchets. Les critères sociaux portent sur les pratiques sociales de l'entreprise, notamment ses politiques de diversité, d'équité salariale, de santé et de sécurité au travail. Enfin, les critères de gouvernance se réfèrent aux structures de gouvernance de l'entreprise, comme la composition du conseil d'administration, la transparence financière et la gestion des risques.
**économie circulaire
Un modèle économique qui vise à optimiser l'utilisation des ressources en réduisant au minimum le gaspillage et en favorisant la réutilisation, le recyclage et la régénération des matériaux et des produits. Contrairement au modèle linéaire traditionnel de production et de consommation, où les ressources sont extraites, utilisées et jetées, l'économie circulaire vise à créer un système plus durable où les déchets sont réduits au minimum et les ressources sont réutilisées de manière efficace, contribuant ainsi à la préservation de l'environnement et à la résilience économique.
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