Intéressons-nous aux pratiques numériques de nos enfants plutôt que de les diaboliser : Rencontre avec Thomas Rohmer de l'OPEN

Intéressons-nous aux pratiques numériques de nos enfants plutôt que de les diaboliser : Rencontre avec Thomas Rohmer de l'OPEN

Quel parent n’est pas partagé entre peur des effets des écrans sur ses enfants et naïveté, voire laxisme vis-à-vis des pratiques numériques au sein de la famille ?

L’Observatoire de la Parentalité & de l’Education Numérique (OPEN) est une association qui accompagne les parents et les professionnels sur ce sujet complexe de parentalité numérique. Depuis 8 ans, l’OPEN mène des actions, qui vont de groupes de paroles de parents déboussolés à des formations pour les professionnels ainsi que des interventions en milieu scolaire.

L’OPEN mène aussi des actions en justice, comme celle qui a mené à la loi Studer en 2020 pour protéger les enfants influenceurs.

Nous avons interviewé Thomas Rohmer, le Directeur-Fondateur de l’OPEN.

 

Est-ce que les parents d’aujourd’hui sont plus angoissés face aux pratiques numériques de leurs enfants ?

On parle de parentalité numérique mais ce qu’on observe avec les rencontres de parents, c’est que le mot numérique disparait et on se met à parler de parentalité. Je constate une augmentation de l’anxiété après le covid.  Les familles sont très angoissées de façon générale. Ce qui est préoccupant est que cela redéfinit la parentalité à l’aune d’une fonction éducative qui se limite à l’évitement des risques.

Les parents se prennent pour des superhéros et veulent protéger leur enfant à tout prix. Cela fait sourire mais cela nous questionne pour l’avenir de nos enfants. Nous leur transmettons nos inquiétudes et nos angoisses.

Les tristes statistiques nationales montrent que 20% des enfants de 12 ans seraient sous anti-dépresseurs. On fait porter au covid beaucoup de choses mais il a sans doute été le révélateur de dysfonctionnements.

Le sujet n’est pas de charger les parents mais de réfléchir à la société qu’on construit pour nos enfants. Leur envoyer l’image que le monde est uniquement une zone de risques est préoccupant. La fonction éducative comporte la protection de nos enfants mais la vie étant ce qu’elle est, l’objectif est aussi d’autonomiser les enfants car on ne sera pas toujours là pour eux.

Les approches aujourd’hui visent à transmettre aux enfants des compétences pour qu’il ne leur arrive rien. L’enjeu est plutôt dans la transmission de compétences psycho-sociales pour qu’ils gèrent les situations problématiques ou non.

  

Les pratiques numériques sont-elles diabolisées ?

Les campagnes qui disent ‘Réfléchis avant de publier (sur internet)’ me font rire car peu d’adultes réfléchissent avant de publier. Les enfants voient bien la contradiction.

Le mot addiction est souvent employé à tort et à travers. On crée des outils numériques pour que les enfants suivent leurs devoirs, leurs notes et cela les amène à se connecter plusieurs fois par jour. Et ensuite on leur dit « Lâche tes écrans ». Les outils sont surtout créés pour les parents. Où est l’intérêt de l’enfant dans tout ça ?

Aujourd’hui, les parents sont informés de leurs notes avant même leurs enfants. Pour moi, c’est une maltraitance extrême.  On leur met la pression et ils n’ont pas encore le résultat de leurs notes que les adultes leur tombent dessus dès qu’ils rentrent à la maison.

Si on faisait la même chose pour les adultes au travail, ce serait la révolution.

 

Faut-il les accompagner sur les pratiques numériques ? Que faire ?

Les outils utilisés par les enfants ont été créés par les adultes et à des fins de réassurance. Le smartphone qui arrive en moyenne en France en fin de CM1 quel que soit le milieu social est un outil pour suivre ce que fait son enfant 24h sur 24h.

On passe du cordon ombilical à une laisse numérique avec le smartphone.

Faut-il fermer TikTok parce que les enfants y ont accès et qu’ils y font n’importe quoi ?

 Un autre sujet sur lequel il y a beaucoup d’incohérence est le harcèlement. On est passé du fait de se mettre des œillères pendant des années sur le problème du harcèlement à des campagnes intensives sur le sujet. Résultat sur le terrain, les enfants et les parents voient du harcèlement partout. La police croule sous les appels de parents qui veulent porter plainte contre d’autres familles car leur enfant a été insulté dans la cour. Il faut faire de la pédagogie et apporter des nuances.

Voir du harcèlement partout renforce l’angoisse et ça n’aide pas les jeunes à se construire.

Il faut les préparer à savoir faire face et savoir comment réagir.

La problématique du harcèlement est complexe et demande de la réflexion. La France aime bien donner des leçons à d’autres pays et pourtant il a fallu attendre 2023 pour qu’un ministre de l’Education décide que les harceleurs seront ceux qui changeront d’établissement.

 

Quelles pistes explorez-vous pour lutter contre le harcèlement ?

Il faut traiter les causes. Il faut transmettre aux enfants et adolescents des compétences psycho-sociales fondées sur 3 piliers, à savoir gérer ses émotions, développer l’estime de soi et faire preuve d’empathie, en vue de pouvoir gérer des situations problématiques ou conflictuelles sans tomber dans la violence ou des réactions disproportionnées.

Les cours d’empathie c’est bien et laissons le temps au temps.

Le programme Phare montrait que certains enfants se retrouvaient en situation de harcèlement par des enseignants eux-mêmes, par exemple, la critique du travail réalisé par un enfant en disant ‘Ton dessin est raté.’ Il faut que les adultes se remettent en cause également.

La défiance généralisée des adultes envers l’environnement dans lequel évolue l’enfant les conduit à utiliser les outils numériques comme outils de réassurance.

Dans les crèches, les parents demandent des comptes-rendus de ce qu’il se passe pour leur enfant quasiment en temps réel.

En maternelle, certains enfants ont des montres connectées, pour pouvoir les localiser et aussi en les déclenchant à distance pour écouter ce que dit l’enseignante.

Les parents cousent des air-tags dans les poches de leur enfant pour les géolocaliser au cas où.

Le problème est sociétal. Je croise en permanence des parents inquiets qui veulent assister à toutes les activités de leur enfant.

 

Quels conseils donneriez-vous aux parents ?

Je donne deux conseils aux parents : déconnectez-vous de BFMTV et relisez le Club des 5 !

Pourquoi est-on plus inquiet ?

Aujourd’hui, la sphère médiatique ne relaye que des mauvaises nouvelles et des messages inquiétants. Les adultes ont l’impression que les faits divers explosent. Or, ils ont toujours existé. On est simplement plus informés.

L’Education Nationale a certes des défauts mais n’oublions pas qu’elle a le public des parents très compliqué à gérer avec une vision très individualiste, oubliant que la mission est collective. Nos enfants devront interagir avec les autres sans les voir comme des ennemis potentiels. On construit une société de la défiance.

 

La parentalité est finalement au cœur de beaucoup de problématiques. L’école ne peut pas tout. Quel est le vrai rôle des parents vis-à-vis des outils et des pratiques numériques ?

C’est difficile d’être parents.

L’utilisation des téléphones au sein de l’école est régulée dans les collèges et lycées. J’ai le témoignage d’une cheffe d’établissement qui dit qu’elle trouvait régulièrement un deuxième téléphone caché par les parents qui savent que le premier téléphone va être trouvé.

Il faut soutenir la parentalité. L’éducation doit être un transfert de compétences vers ses enfants pour leur permettre de devenir autonomes.

Etre autonome, c’est vivre sa vie par soi-même sans être accompagné par un adulte et être prêt à affronter des situations difficiles.

A minima, intéressons-nous aux pratiques de nos enfants.

Demandons à nos enfants comment se passent leur partie de jeux vidéo. On affirme qu’ils en font un usage immodéré. Or ce sont les parents qui paient l’ordinateur, la console, l’accès internet. Et on se contente d’être dans un rôle de contrôle du temps passé, d’interdit, sans s’intéresser à ce que nos enfants font de ce temps sur jeux vidéo.

Quand on les inscrit à un match de basket ou de danse, sans que l’on soit expert, on leur demande comment s’est passé le match ou l’activité. Pourquoi ne le fait-on pas sur les pratiques numériques de nos enfants ?

Ca permettrait de recouvrer une cohérence éducative. Quand on appelle son enfant pour venir à table et qu’il est en pleine partie de Fortnite et que cela créé une crise, c’est peut-être parce qu’on ne sait pas qu’une partie se joue en équipe et qu’on ne peut pas abandonner son équipe en pleine partie.

On ne le ferait pas pour une partie de basket.

Quand on observe ce que son enfant fait, on sait que la partie dure 20 minutes et si vous lui dites que vous passez à table dans 10 minutes et qu’il vous dit ‘non je commence une partie de jeux ‘, vous pouvez lui dire que non car la partie ne sera pas finie dans 10 minutes. Comme ça, on est cohérent dans l’éducation.

 

Est-ce un gap générationnel ? Les parents qui n’ont pas grandi avec les pratiques numériques, peuvent porter un jugement sévère sur les pratiques numériques, car elles leur semblent peu intéressantes et une perte de temps.

Je ne suis pas d’accord avec le gap générationnel. Savez-vous quel est l’âge moyen du joueur numérique en France ? 41 ans !

C’est une histoire de posture éducative, de cohérence. Je suis empathique avec les parents. C’est plus compliqué d’être parent aujourd’hui. Il faut aussi redéfinir ce qu’est une famille. Il y a de plus en plus de familles monoparentales et recomposées. Quand on est parent solo, l’âne Trotto est notre meilleur ami du matin.

Dans nos actions, on essaie d’aider les parents en partant de cette réalité, pour en déduire des bonnes pratiques et intégrer les outils numériques sans en faire des démons ou des dieux vivants. Et autorisons-nous le droit à l’erreur, le « tâtonnement éducatif ».

On veut avoir un enfant parfait et on oublie qu’un ado, c’est aussi parfois passer par une phase complexe où les choses progressent petit à petit.

Dans nos groupes de paroles avec les parents, on veut qu’ils soient réconfortés dans leur rôle parental, qu’ils sachent qu’ils ont le droit à l’erreur et qu’ils repartent avec le sourire. Trouvons un juste milieu pour l’usage des outils numériques.

La parentalité est au cœur, pas les outils numériques.

Les adultes se font un procès en manque de légitimité éducative car ils confondent enjeux éducatifs et compréhension technique des outils.

Pas besoin d’être un ingénieur pour avoir une légitimité pour comprendre les outils numériques.

La phrase que j’entends le plus souvent des parents « Je ne comprends rien à ce qu’il fabrique sur Tik Tok. Je ne me sens donc pas légitime pour intervenir. »

Et parfois il y a aussi plusieurs enfants et donc il faut interdire aux plus jeunes ce qu’on peut permettre aux plus grands.

Le numérique est la face cachée de dysfonctionnements, de difficultés éducatives que rencontrent les parents.

 

Est-ce que le jeu est un outil pertinent dans la lutte contre le harcèlement ?

Tout outil de médiation qui permet aux adultes, aux enfants et ados de parler de ce sujet est une initiative à saluer.

Tout support bien conçu est intéressant. Il faut qu’il soit conçu pour que parents et enfants soient ensemble. A la fin de la partie, il faut pouvoir ouvrir le dialogue. Il faut que les adultes soient impliqués et mettent des mots sur ce qui a été observé.

Cela permet aussi d’aborder ces problématiques sans être derrière un écran.

 

Faut-il opposer jeux traditionnels et pratiques numériques ?

Les parents ne jouent plus avec leurs enfants. Parfois une simple partie de scrabble leur plait beaucoup. Les enfants aiment avoir une interaction avec leurs parents.

Beaucoup d’adultes regardent leur smartphone à table, parfois plus que les ados eux-mêmes.

Avant dans le train, les familles faisaient des jeux. Maintenant on ne supporte plus le moindre cri et bruit des enfants.

On les met sur une tablette dans le train, dans la voiture pour leur éviter de se parler. Plus personne ne se parle.

Pendant les récrés, on met les enfants devant un dessin animé lorsqu’il pleut. Et on les coupe en plein milieu pour reprendre la classe. Ensuite on s’étonne que certains enfants réagissent mal. Si on le faisait aux adultes pendant leur série du soir, leur résistance à la frustration ne serait pas meilleure.

Pour les vacances, les parents ne veulent pas partir dans un endroit où il n’y a pas le wifi.

Donc on peut tous se réinterroger sur nos pratiques, avec tendresse et respect pour les parents. Les parents ont les solutions en eux.

Remobilisons nos capacités éducatives enfouies sous des dysfonctionnements sociétaux, familiaux, politiques.

www.open-asso.org