Économie et biodiversité, un mariage pour le meilleur ! - Entretien avec Sophie Ménard, cheffe de la Mission Économie de la Biodiversité chez CDC Biodiversité.

Économie et biodiversité, un mariage pour le meilleur ! - Entretien avec Sophie Ménard, cheffe de la Mission Économie de la Biodiversité chez CDC Biodiversité.

Après avoir commencé sa carrière en tant que chercheuse dans l'économie de l'environnement, Sophie Ménard a souhaité évoluer vers un poste plus ancré dans l’action ! En 2019, elle décide d'intégrer les équipes de CDC Biodiversité au sein de la Direction de la Recherche et de l’Innovation. Son champ de compétences lui permet de travailler tant sur les modèles économiques que sur le développement d’outils, ou encore la mise en œuvre opérationnelle d’actions avec les territoires, en coopération avec les différentes directions de CDC Biodiversité et l’ensemble des partenaires scientifiques, publics, privés, associatifs et citoyens. Nous avons rencontré Sophie Ménard pour mieux comprendre l’enjeu que représente la biodiversité pour l’économie des entreprises et les actions concrètes que ces dernières peuvent mettre en place pour mieux coexister. 

Que faites-vous chez CDC Biodiversité ? 

CDC Biodiversité est une filiale privée de la Caisse des Dépôts qui a été créée en 2008. Cette filiale est née de l’idée qu’il faut accompagner les acteurs économiques publics et privés pour les aider à appliquer la loi de 1976. Cette loi se traduit par une obligation légale pour tout acteur économique qui a un impact sur les espèces protégées d'éviter, de réduire et de compenser cette influence. Avant de lancer un projet, une entreprise doit faire une étude d'impacts car elle va devoir démontrer qu'elle a évité le plus possible d’affecter la biodiversité. S’il existe des impacts résiduels, il faut que l’acteur économique démontre qu’il a cherché à les compenser. Les solutions proposées par CDC Biodiversité reposent sur une équipe pluridisciplinaire composée de scientifiques, d'ingénieurs et de chefs de projets dotés d'une longue expérience en matière d'ingénierie et de gestion écologique. L'équipe de CDC Biodiversité est répartie au sein d'un réseau d'agences au plus près des projets. Nous proposons donc sur tout le territoire l'ensemble des compétences nécessaires au pilotage technique et financier d'actions en faveur de la biodiversité sur le long terme.

Quelle est la différence entre agir pour le climat et agir en faveur de la biodiversité ? 

La différence entre ces deux actions commence déjà par une bonne compréhension des notions de biodiversité et d’urgence climatique. Historiquement, la biodiversité a suscité l'intérêt avant le climat, car la biodiversité est quelque chose de très complexe à comprendre où que nous soyons sur la planète. En revanche, pour parler de climat, on a "la tonne équivalent carbone" qui permet de parler du changement climatique et de ses causes. Les arènes internationales vont pouvoir parler plus précisément du climat avec des objectifs quantifiés. Pour la biodiversité, il n’y avait pas d'objectifs quantifiables à fixer aux entreprises et aux États, on savait juste qu’il fallait la préserver. Ce n’est qu’à partir des années 1990 que les économistes essaient de donner une valeur à la biodiversité pour montrer que sa destruction coûte à l'humanité. Les entreprises ont alors pris conscience de l'importance de préserver la biodiversité à travers des mesures, évaluations et métriques. C’est là qu’est apparu le reporting extra-financier : on demande aux entreprises de présenter toutes leurs actions en faveur de la biodiversité. 

Quels sont les enjeux principaux de la biodiversité et pourquoi doit-on s’y attaquer ?

J'ai envie de reprendre les 5 facteurs principaux d’érosion de la biodiversité, qui ont été mis en évidence par l’IPBES. Ces 5 facteurs de pression d’origine anthropique ont des impacts sur la biodiversité qui peuvent mener à notre extinction.

En premier lieu, nous avons les changements d’usage des terres et de la mer, qui sont en lien avec nos comportements du quotidien. En France, le premier facteur d’érosion de la biodiversité et de changement des sols, c'est le logement. Par exemple, quand on cherche à faire construire sa maison individuelle sur des espaces qui étaient auparavant agricoles, des espaces naturels, des forêts... Chaque jour, ça implique des choix puisque les promoteurs immobiliers ne font que répondre à des aspirations individuelles d'une certaine manière. C'est l'offre et la demande qui doivent se répondre et évoluer en même temps. 

Ensuite, nous avons l'exploitation directe des ressources. Avec notamment l’extraction d’une ressource non-renouvelable qui sera ensuite utilisée pour construire nos ordinateurs, téléphones, voitures... Si on était dans une logique d’économie circulaire, on aurait probablement moins besoin de faire appel à ces ressources non-renouvelables.

Le troisième facteur d'érosion de la biodiversité, c’est le changement climatique. On a longtemps ignoré ce lien entre les deux notions et finalement l’IPBES a montré qu’elles sont étroitement liées, parce que l'une dépend de l'autre et a une influence sur l'autre. Par exemple, s'il y a moins d'arbres, il y aura moins de séquestration carbone et il y aura plus de changement climatique. Et inversement, si le réchauffement climatique augmente, on va avoir une acidification des océans qui va s’accentuer et une biodiversité qui va disparaître. 

Le quatrième point, ce sont les pollutions de tout ordre (chimiques, atmosphériques…). Prenons un exemple, si vous regardez le traitement des jeans, il y a de nombreux produits chimiques qui sont utilisés et qui sont ensuite reversés dans les rivières et les mers. Toute cette pollution a un impact très important sur la biodiversité. 

Le cinquième point, ce sont les espèces exotiques envahissantes. Dans nos jardins, on peut trouver que c'est joli de mettre des bambous. Sauf que le bambou se répand à une vitesse incroyable, prenant la place d’autres espèces endémiques. Pareil avec le moustique tigre, importé grâce à des conteneurs qui traversent la planète pour les besoins alimentaires.

Le cœur de votre activité est l’économie. Est ce que vous trouvez que les choses changent dans la finance durable ? 

Oui depuis un an, je trouve que beaucoup de choses changent, notamment à l’échelle européenne. Le fait d’agir ou de financer des activités favorables à la biodiversité est perçu comme quelque chose de positif maintenant. On le voit avec la Taxonomie verte européenne qui explique qu'il y a certains financements qui desservent le climat. On voit que les instituts européens sont en train de faire la même chose avec la biodiversité. Je pense qu’on peut espérer que demain, les entreprises qui feront de l'extraction de nickel à l’autre bout de la planète se verront dire qu’on n’a pas intérêt à investir dans leurs activités puisqu’elles sont très défavorables à la biodiversité. 

Par quel(s) levier(s) l'économie peut-elle venir au secours de la biodiversité ?

Aujourd’hui, les entreprises et collectivités territoriales n’ont pas forcément les moyens et financements adéquats car la biodiversité coûte cher. Leur souci “numéro 1”, c'est leur chiffre d’affaires ou pour les collectivités territoriales de répondre aux besoins des citoyens. Or, chez CDC Biodiversité, nous expliquons justement qu’en mêlant économie et biodiversité, elles pourront aller au cœur de leurs objectifs respectifs. Si les entreprises intègrent la biodiversité au cœur de leur modèle, elles pourront sécuriser leur chaîne de valeur en travaillant avec des producteurs de qualité respectueux des normes.

Mettre de la plus-value directe et indirecte dans tout son travail, c’est le cœur des réflexions des économistes. Cela part de l’utilisation des matières premières et de la consommation d’énergie mais cela peut aller beaucoup plus loin, avec des actions plus indirectes, comme le fait de mettre des espaces verts dans les bureaux, qui améliore le bien-être des salariés, et par effet ricochet, améliore leur productivité. Une entreprise qui se préoccupe de son environnement, c'est une entreprise qui va être davantage sensibilisée aux enjeux de biodiversité et va y contribuer évidemment sur son site territorial. Et aujourd’hui, on voit bien que pour les jeunes générations, les entreprises engagées sont plus attractives. Économiquement parlant, cet engagement fait donc sens, lui aussi.

Du côté des collectivités territoriales, elles essayent de voir dans leurs budgets quelles sont les dépenses favorables ou défavorables à la biodiversité, de manière à flécher beaucoup mieux les dépenses. On est en train de passer à une vision de moyen et long terme qui permet de sécuriser, garantir et d'avoir une logique même de croissance économique.

Pouvez-vous me donner un exemple concret d’actions que vous avez menées avec une entreprise ? 

J’ai deux très beaux exemples pour vous. Lidl est venu voir CDC Biodiversité avec un constat qui est que leur business modèle est de développer des magasins et cette action a forcément un impact sur la biodiversité (l’entreprise construisant 5 magasins par an en France). Ils ont conscience que la biodiversité est dégradée par leurs actions, donc ils ont souhaité y remédier. D’autant que la loi Climat et Résilience est passée cet été, visant à atteindre l'objectif de zéro artificialisation nette en 2050. CDC Biodiversité a donc proposé d’avoir systématiquement une vision territoriale, d'anticipation et de planification de leurs actions.

L’idée est d’analyser les territoires proches de l’emplacement des magasins et d’identifier des espaces qui nécessitent des actions de restauration de la biodiversité. On va ensuite mettre en place, pour leur compte, des actions de “désartificialisation” : c'est-à-dire qu’en reconstruisant une biodiversité dans ces espaces, on va pouvoir compenser l’artificialisation qui sera générée par la création des nouveaux magasins. Au-delà de ces actions, nous allons aussi réintégrer la biodiversité autour de leur magasin, par exemple avec des murs végétalisés, des parkings perméables pour permettre le petit cycle et le grand cycle de l'eau, etc. C’est un véritable engagement pour ces nouveaux magasins ! On va ensuite mesurer concrètement l’incidence des actions réalisées en faisant l'inventaire d'espèces. On regardera quel type de faune et de flore sont présentes, et on suivra ces indices au fur et à mesure des années et des saisons. Il faut que la comparaison soit en faveur de la renaturation, c’est-à-dire qu’il y ait plus de biodiversité recréée que de biodiversité détruite. 

Le deuxième exemple, c’est Décathlon qui est une entreprise prééminente dans la vente de textiles en France. Ils sont venus avec une problématique très claire qui était qu'ils n'arrivaient pas à identifier précisément les impacts qu'ils avaient sur la biodiversité. Chez CDC Biodiversité, nous allons mesurer leur empreinte biodiversité. Pour cela, on utilise comme pour le bilan carbone, des scopes : le scope amont, le scope production et le scope aval. Ce sont des questions simples, dont voici quelques exemples : 

  • Où est-ce que vous allez chercher vos matières premières ? 
  • Est-ce que les matières premières sont durables ? 
  • Comment ces matières sont traitées et comment ?
  • Quel type de produits chimiques utilisez-vous ? 
  • Qu’est ce que vous faites des invendus ?

On pose un tas de questions dont découle ensuite une évaluation chiffrée. Puis on va définir ensemble un objectif quantifié avec des recommandations pour pouvoir réduire cette empreinte biodiversité. On propose aussi des formations au Global Biodiversity Score pour qu’ils puissent suivre l’évolution de leur empreinte biodiversité, chaque année.

Aujourd’hui, on peut observer un vrai recentrage sur la biodiversité alors qu'auparavant on parlait surtout de CO2 et d’empreinte carbone. Décathlon a su prendre ce virage notamment en utilisant du coton bio, en proposant des gourdes pour remplacer les bouteilles en plastique et d’autres exemples judicieux. Il y a une prise de conscience au niveau du top management, mais aussi de la recherche et de l’innovation, avec la volonté de réduire l'empreinte biodiversité. Pour autant, ce sont des actions sur le long terme et il y a toujours des progrès à faire.